Une courte nouvelle de 1000 mots.
Mon rêve, c’est de faire une grasse matinée le dimanche avec Edgar. En un an d’amour, je n’ai encore jamais passé un dimanche avec lui ni même dormi près de lui. Il se couche tôt le samedi soir pour assurer au match de foot du lendemain.
J’ai 19 ans et j’aime Edgar avec démesure. Je pense qu’Edgar est l’homme de ma vie, qu’on va se passer la bague au doigt dans quelques années, pondre trois enfants et vivre heureux comme des fous dans une grande maison. Mais ce dimanche, comme tous les dimanches, pendant que mes amies se réveillent dans les bras de leur amoureux, je ne trouve personne sur l’oreiller d’à côté. Je vais prendre mon petit-déjeuner à 14h. Pourquoi ça changerait, alors que je suis seule et sans obligation ? Je m’en fous. Je sors le lait, le pain, la confiture à la framboise et le jus d’orange. Ils sont ma consolation. Je me régale. Toujours sans Edgar. Je rêve de partager un petit-déjeuner avec lui, mais il est en train de galérer dans le froid mordant de l’hiver, sous la pluie. L’hiver, c’est douloureux pour les couilles des footballeurs. Et puis, les matchs, ça ne devrait pas avoir lieu le dimanche. Pourtant, quand Dieu a créé le monde, il a décrété que dimanche serait un jour de repos. Mais Edgar ne se repose jamais le dimanche. Il est sur le terrain, et il ne court pas juste après un ballon, mais après son rêve de faire du football son métier. Il y a encore de l’espoir pour lui, alors il ne lâche rien.
Oui, bien sûr que je voudrais qu’Edgar réalise son rêve. Mais j’ai peur de l’avenir. S’il doit changer de club et évoluer, il changera probablement de région. Que vais-je faire sans lui ? Le football est devenu à la fois un sujet de curiosité et de détestation depuis qu’un footballeur est entré dans ma vie. Le football est la cause de mes tourments et de mes craintes. Il n’est plus un samedi sans que j’espère le voir le lendemain, on ne sait jamais, le match pourrait être annulé, qui sait. Je suis désolée de maudire son match de foot, même quand son équipe gagne, même quand il marque des buts.
Le dimanche, je compte les heures, j’essaie de lire ce foutu bouquin sur lequel je suis depuis des semaines. Je suis obligée de lire ça parce que c’est au programme de ma 1e année de lettres, et qu’il paraît que c’est un chef-d’œuvre. Il faut en finir avec ce fichu Proust. Je finis toujours par sortir de chez moi, pour prendre l’air, aller voir quelqu’un, pour oublier qu’on est dimanche, et ce jour-là, les couples le passent en amoureux, avec un chocolat chaud et des croissants au lit. Pour oublier que le dimanche, ils font l’amour, sauf nous.
Moi je traîne au lit jusqu’à pas d’heure, surtout si je suis sortie en boîte la veille avec mes copines. Il est 15h et je pense à Edgar, qui doit certainement être en train de s’échauffer, de se placer à sa place sur le terrain, c’est-à-dire à l’arrière, parce qu’il est défenseur. Moi je suis au chaud sous ma couette, et je n’ai plus envie d’en sortir. Je peux y passer toute la journée si ça me chante. Après tout, on est dimanche. Je pense à lui, pauvre chéri, il doit se les peler, les cuisses à l’air alors qu’il fait 5°. Et s’il pleut, pauvre chéri, il doit se les mouiller. Je l’imagine courir à reculons en voyant le ballon repartir en arrière.
Mais aujourd’hui, comme de temps en temps, pour qu’Edgar me manque moins et parce que j’ai envie de l’encourager, je vais le voir jouer. Plutôt que de rester chez moi à me morfondre sur son absence, à penser à lui, à souffrir d’attendre un ou deux jours de plus pour le voir en chair et en os. Il y aura son père, et c’est avec lui qu’il repartira après le match, comme d’habitude. Son père a fondé tous ses espoirs en lui, alors il ne rigole pas.
Pour lui, je brave le froid, la neige, le vent, la pluie, alors que je suis frileuse et paresseuse. N’est-ce pas ça, aussi, l’amour ? Objectivement, Edgar n’est pas spécialement beau, mais l’amour me persuade que c’est le cas. Quand je le vois en action derrière son ballon rond, je suis émue d’amour et de désir. Si j’étais exubérante, je lui crierais “allez, chéri, vas-y, je suis avec toi !”. Edgar court, et une fois qu’il m’a vue assise dans les gradins, il me fait signe et me sourit. Mon cœur se met à battre la chamade. C’est l’effet que ça me fait de le voir, encore un an après. Je l’aime, c’est fou ce que je l’aime. Je voudrais descendre, courir dans l’herbe, lui sauter dans les bras, l’embrasser comme s’il rentrait de la guerre alors que je l’ai vu il y a trois jours. À présent, il semblerait qu’il se sente pousser des ailes, et qu’il se mette à voler près du ballon.
Mais à la deuxième mi-temps, Edgar semble tout à coup se sentir mal. Il s’est arrêté en pleine course, il se tient la poitrine et grimace. Je me lève, inquiète, et alors que je suis la seule à s’être rendue compte de ce qui se passait, il s’écroule. “Edgar !” hurlé-je, en me précipitant pour descendre les gradins. L’arbitre siffle, tout le monde s’arrête, le temps s’arrête. Pendant un temps qui me paraît une éternité, on tente de le ranimer, avec un massage cardiaque, puis avec un défibrillateur. Pendant ce temps, je pleure en répétant son prénom, parce que c’est tout ce que je peux faire en cet instant. Mais il faut se rendre à l’évidence. Edgar est mort, d’une crise cardiaque violente, comme ça, en 3 secondes, en un claquement de coeur. Alors je me mets à hurler de douleur. Le foot m’a pris Edgar, pour de bon.
Edgar devait mourir à 90 ans, avec des cheveux blancs, dans son lit et sans souffrance, à mes côtés. Pas à 20 ans, à l’aube de sa vie, sur un putain de terrain de football, sous mes yeux.